Chapitre 4
Les maisons appartenant aux lycanthropes étaient généralement isolées et entourées de plusieurs hectares de bois. Ils pouvaient ainsi vivre et se transformer tantôt en homme, tantôt en animal, sans éveiller la curiosité de voisins indiscrets. La demeure des parents de Myriam, une grande bâtisse contemporaine et rectangulaire en bois et aux larges portes vitrées, ne dérogeait pas à la règle. Elle était perdue, au milieu de nulle part, à plusieurs kilomètres de la première habitation humaine.
- Regarde, maman, Bruce est là ! s'écria Leonora tandis que je me garais difficilement au milieu d'une dizaine de voitures qui stationnaient devant la maison.
Le loup des steppes était seul, le dos appuyé contre le mur, il fumait une cigarette nonchalamment. Le vent faisait gonfler sa chemise à carreaux.
- Depuis quand est-ce qu'il fume ? demanda Beth, en fronçant les sourcils.
- Je suppose que ça doit être récent, fis-je, sinon, tu aurais déjà senti l'odeur du tabac sur lui ou sur son loup, lui fis-je remarquer.
- Je peux aller avec lui, dis, maman ? fit Léo en remuant sur son siège.
Je me tournai vers elle.
- Hors de question. Tu restes dans la voiture, ordonnai-je.
- D'accord. Mais je pourrais peut-être me promener un peu en attendant et me mettre à l'ombre ? Il fait beaucoup trop chaud et la clim ne marche plus.
Bruce ouvrit la portière et fronça les sourcils en apercevant Leonora.
- Qu'est-ce qu'elle fait ici ? grogna-t-il.
- Je n'avais personne pour la garder, donc je l'ai amenée avec moi, dis-je en sortant de la voiture.
- Je vais m'occuper d'elle et la ramener à la maison, fit-il d'un ton fébrile.
Je levai les yeux vers lui, surprise.
- Pourquoi ? Il y a un problème ?
- Non, mais c'est plus prudent, dit-il évasivement.
Quelque chose clochait, mais il refusait visiblement de vider son sac.
- Tu es sûr que tout va bien ? demandai-je, inquiète.
- Oui, oui... Tout va bien, ne t'en fais pas, répondit-il, la tête baissée, en grattant nerveusement la terre avec les semelles de ses baskets.
Je m'approchai de lui et soulevai doucement son menton. Son regard était hanté. Il reflétait la peur et une émotion que je n'étais pas capable de saisir à cet instant.
- Très bien, emmène Leo, je passerai la récupérer plus tard, dis-je d'une voix neutre.
- Mais on a besoin de toi ici ! gronda Beth. Tu fais partie de la meute...
- Laisse tomber, Beth, fis-je d'un ton autoritaire.
- Mais...
- Je t'ai dit de laisser tomber, insistai-je.
Bruce m'adressa aussitôt un sourire reconnaissant et se tourna vers Leonora.
- J'ai acheté une tonne de jeux vidéo au cas où tu viendrais à la maison, dit-il en lui saisissant la main.
- C'est vrai ? s'exclama-t-elle, ravie.
- Si je te le dis.
Beth le regarda quelques instants s'éloigner, le regard assassin, puis pivota vers moi.
- On n'aurait jamais dû accepter un étranger dans la meute, dit-elle, avec amertume.
Je connaissais suffisamment Bruce pour savoir que son départ n'avait strictement rien à voir avec le fait qu'il soit un loup des steppes et non un garou d'Amérique du Nord. Mais Beth n'était pas en état de réfléchir. Elle était beaucoup trop guidée par ses émotions aujourd'hui pour raisonner de façon rationnelle.
- Tu n'as pas l'impression que tu exagères ? demandai-je en la suivant dans la maison.
- Non, dit-elle, avec une parfaite mauvaise foi.
- De toute façon, il y a déjà beaucoup trop de monde ici, dis-je en grimpant derrière elle jusqu'au premier étage.
Une bonne vingtaine de loups occupait le moindre espace libre. Ils s'agglutinaient dans le long couloir comme une bande de mouches sur un ramassis d'ordures. Beth se fraya immédiatement un chemin parmi eux. Je tentai de la suivre, mais sans grand succès.
- Excusez-moi, pouvez-vous me laisser passer, s'il vous plaît ? fis-je tandis que je sentais la tension grimper lentement.
- Pas de réponse.
- Pouvez-vous vous pousser, s'il vous plaît? demandai-je à nouveau en tapant sur les épaules d'un type qui me tournait le dos.
Mais toujours pas de réaction. J'étais entourée, oppressée, cernée de toute part par des corps inconnus. Ils formaient une sorte de cage autour de moi dont les murs semblaient se rapprocher petit à petit. Je perdis patience et poussai violemment le loup en face de moi.
- Qui êtes-vous ? aboya-t-il en me lançant un regard hostile.
Il avait une taille moyenne et ressemblait à un représentant. Ou à un commercial quelconque.
- Quelqu'un qui n'a pas de temps à perdre avec ces enfantillages, répondis-je en le fusillant du regard.
- On vous a demandé qui vous étiez, grogna méchamment un grand type baraqué flanqué sur sa droite.
Je reconnus aussitôt Dante. Nous nous étions brièvement croisés chez Beth lors d'un barbecue, avant que je ne devienne Assayim. Et si lui ne se souvenait pas de moi, son aspect physique le rendait difficile à l'oublier.
Ses bras étaient tatoués, son crâne entièrement rasé et son blouson de cuir portait des insignes tribaux. Il ressemblait à un lutteur de fête foraine ou à un Hell's Angel. Un genre généralement peu apprécié par les loups qui préféraient généralement adopter une apparence inoffensive et ordinaire.
- Dante, fiche-lui la paix, entendis-je gronder Beth un peu plus loin.
Elle avait fait demi-tour et tentait de se frayer un chemin jusqu'à moi.
- Écarte-toi, dis-je d'un ton peu cordial.
Il me jeta un regard haineux.
- Ou quoi ?
Je sentais qu'il mourait d'envie de se défouler sur quelqu'un. Malheureusement pour lui, il n'avait pas tiré le bon numéro.
- Ou tu risques de passer un sale quart d'heure, dis-je.
- Tu frais mieux de l'écouter et d'laisser la dame tranquille, fit une voix que je reconnus aussitôt.
Linus me regardait en souriant. Il n'avait pas changé. Toujours ce physique un peu rugueux de rugbyman et son horrible accent du Sud.
- Cette humaine n'a rien à foutre ici, cracha Dante.
Les loups ne pouvaient pas sentir mon énergie. Et aucune créature surnaturelle n'en était capable d'ailleurs. Ça faisait partie de mes pouvoirs. Et m'avait permis pendant dix ans de me cacher parmi les humains et d'échapper aux traqueurs de mon clan.
- Et qu'est-ce que tu comptes faire ? Me jeter dehors ? demandai-je d'une voix glaciale.
- Non. Je vais devoir te buter, ma jolie, fit-il en gonflant ses pectoraux.
Les autres membres de la meute s'étaient instinctivement reculés pour nous faire de la place et assister à ma mise à mort. Ça m'ennuyait presque de les décevoir.
- Tu te souviendras que tu ne m'as pas laissé le choix, dis-je d'un air mauvais.
Il se mit à rire et me poussa contre le mur, mais pas assez violemment pour m'assommer. Il avait visiblement envie de faire durer. Moi pas. J'appelai mon pouvoir. La magie afflua alors des fenêtres, du sol, de l'air et pénétra ma peau comme une tornade. Puis, explosa en milliers de tentacules qui se projetèrent vers Dante. Elles s'engouffrèrent dans sa bouche, son nez, son ventre, ses jambes et le soulevèrent à un mètre du sol tandis qu'il poussait un hurlement de douleur.
- Alors mon loup, tu disais ? murmurai-je en m'approchant de lui assez près pour que la brûlure de mon pouvoir s'intensifie et le fasse convulser.
Je sentis soudain un mouvement dans mon dos.
- Un seul geste et je le tue ! clamai-je sans tourner la tête.
- J'te présente Rebecca Kean, Dante. L'Assayim du Directum, dit Linus, hilare.
Tous les lycanthropes postés le long du couloir se mirent à frissonner et me dévisagèrent, d'un air à la fois curieux et horrifié. Mais, ça n'avait pas d'importance. Je n'étais pas là pour gagner un concours de popularité.
- Eh... attendez. J'ai cru qu'elle était... Je ne savais pas que... soufflait Dante en se tortillant de douleur.
- Tu viens d'agresser un membre du conseil, fis-je, avec un rictus.
- Je vous ai prise pour une humaine, je suis désolé, gémit-il, les traits contractés par la souffrance.
- Vraiment ?
Je ne connaissais pas très bien Dante, mais je savais qu'il représentait un danger pour la meute. Il voulait succéder à Gordon et tuer son petit-fils, William, un jeune Alpha que Beth avait pris sous sa protection. Dante n'était pas un loup Alpha. Seulement un Bêta. Mais il avait la réputation d'être un excellent combattant et un enfoiré de première. Sa plus grande ambition consistait à devenir calife à la place du calife. Un Iznogoud en encore plus méchant.
- Arrêtez ! souffla le loup-garou entre deux hurlements.
En principe, je n'avais pas le droit de me mêler de ces problèmes de succession, mais puisque cet abruti avait commencé les hostilités, je n'allais pas laisser passer cette opportunité...
- Rebecca, relâche-le s'il te plaît, demanda Beth d'une voix suppliante.
- Pourquoi ?
Les autres loups suivaient la scène avec attention. Certains paraissaient ravis de la tournure des événements, d'autres moins. J'imaginais que ces différentes réactions dépendaient de ce que l'on faisait ou non partie des partisans de Dante.
Beth posa sa main sur mon bras.
- Rebecca, tu ne peux pas le tuer, dit Beth en secouant la tête, pas comme ça.
- Mais il m'a attaquée ! protestai-je.
- Il ignorait qui tu étais, dit Beth d'un ton persuasif. Tu ne peux pas le lui reprocher !
- Ah non ?
Je laissai mon pouvoir s'intensifier et savourais le goût de sa peur et de sa douleur sur ma langue. Chaque parcelle de mon corps mourait d'envie de l'achever.
- S'il te plaît... La meute est déjà en deuil, ne nous impose pas ça à nouveau.
Son regard était implorant et, comme chaque fois avec elle, je cédais pour ne pas la blesser.
- Très bien, fis-je en respirant profondément. Si c'est ce que tu veux... mais ta sensiblerie te perdra, Beth !
Je rappelai la magie qui torturait son corps et l'aspirai comme le siphon d'un évier pour la laisser regagner mes veines.
Dante était tombé sur le sol de la moquette bleu et jaune du couloir et tentait maladroitement de se relever.
- Merci, dit-elle simplement.
- Tu sais, parfois, je trouve que l'amitié est un sentiment encombrant, fis-je en soupirant.
- N'empêche, si vous l'aviez tué, ça nous aurait enlevé une s'crée épine du pied... murmura Linus, terriblement déçu.
- Linus ! le réprimanda Beth.
- Ben quoi ? C'est vrai, non ? fit-il en regardant Dante avec dédain. Celui-là, c'est l'roi de l'embrouille. Depuis qu'il est là, on a que des problèmes. Et ça veut diriger notre meute...
Une lueur de rage passa dans les gros yeux marron de Dante qui s'était redressé et s'adossait maintenant contre le mur. Les lycanthropes étaient terriblement forts et rapides mais impuissants face à ma magie. Dante l'avait appris à ses dépens, mais il ne pouvait pas me laisser l'humilier s'il souhaitait un jour régner sur la meute. Il se redressa, me toisa avec toute la dignité dont il était encore capable et me dit d'un ton un peu condescendant :
- Un beau jour, dans pas longtemps, je serai votre patron et vous devrez me montrer un peu plus de respect que vous ne m'en avez montré aujourd'hui, Assayim...
J'éclatai de rire.
- Je ne suis pas le larbin des chefs de clans, Dante. Je bosse pour le Directum. Je suis l'instrument de sa justice et le gardien de sa survie. Et si vous devenez un jour chef de cette meute, ce dont je doute, vous serez soumis aux mêmes règles que tout un chacun. Comme Gordon. C'est le fondement de la démocratie et les joies de l'équité.
- Vous ne m'en voudrez pas si je vous dis que la première chose que je ferai, quand je deviendrai un membre du Directum, ce sera de vous licencier ?
L'orgueil et la bêtise réunis... hors de question qu'un abruti pareil siège un jour au conseil ou qu'il dirige la meute. Du moins pas tant que je serais vivante.
- C'est votre droit, mais il faudra convaincre les autres chefs de clans de prendre la même décision. Votre réputation de minable vous précède tellement que j'ai peur que votre influence dans ce domaine soit plus que limitée... Sur ce, j'ai des choses plus sérieuses dont je dois m'occuper, fis-je en suivant Beth vers la dernière porte du couloir.
Cette fois, les loups s'écartaient sur mon passage. Ils étaient si tendus que je pouvais sentir, à travers leur enveloppe humaine, le parfum poivré de leurs bêtes. Leur peur les enveloppait comme une vapeur nauséabonde. Ils me prenaient pour un monstre, une ombre, un nuage de ténèbres pouvant à tout moment s'abattre sur leur vie. Et je n'étais pas certaine qu'ils aient complètement tort.